1991 Frankie et Johnny (Frankie and Johnny)
Ayant adoré l’histoire d’amour dans Bobby Deerfield (un exploit, car c’est un aspect, dans les films et les romans, qui justement m’intéresse très peu la plupart du temps, si ce n’est toujours, je dois avoir un cœur de pierre) et étant très frustrée de savoir que ce dernier est considéré comme un flop depuis quarante-cinq ans (quelle injustice…), j’avais assez hâte de voir cette histoire d’amour-là, couronnée de succès à l’époque, et hâte de retrouver le couple de Scarface dans un registre complètement différent (magie du cinéma).
Eh bien, je suis globalement déçue, et d’autant plus frustrée que ce soit cette comédie-ci, et non Bobby Deerfield, la romance qui a bien marché dans la carrière d’Al. La preuve en est que, pour ce 19e film du Marathon Pacino, il m’a été inenvisageable de le regarder une deuxième fois in extenso, je me suis contentée de regarder (de nombreuses fois) quelques séquences où Al est littéralement passionnant.
Le film a pourtant de précieuses qualités, je pense en particulier à plein de détails drôles et/ou très touchants essaimés ici et là, et au petit restau bordélique où se passe un bon tiers du film, c’est plein d’humanité et émouvant, et ça fait pencher le film vers le cinéma des années 70 (alors qu’il a été tourné en 1990, et, de plus, j’ai toujours perçu qu’il avait une image années 80, ce qui ne m’avait jamais donné envie de le voir, mais c’est supportable, il y a juste quelques horribles chansons très années 80 à subir).
Autres atouts sympas : le personnage du voisin de palier/confident, gay et plein d’esprit (très bien écrit et joué), et celui de la serveuse particulièrement laide/enlaidie, qui contraste de façon amusante (et sans cruauté) avec le miracle génétique qu’est le physique de Michelle Pfeiffer.
Le plus grand atout du film est l’énorme alchimie entre les deux stars (encore plus que dans Scarface, si c’est possible), en dépit de leur totale absence de ressemblance (ils n’ont pas cette quasi-gémellité que l’on peut ressentir devant la beauté de Jane Fonda et Robert Redford dans La Poursuite impitoyable, par exemple, ou celle de Warren Beatty et Faye Dunaway dans Bonnie and Clyde, ou — la plus impressionnante — celle d’Alain et Nathalie Delon). Cette alchimie (bien perçue par les producteurs, car, d’après ce que je vois sur Pinterest, ils n’ont pas lésiné sur les photos promotionnelles, un peu trop posées et sérieuses, les mettant côte à côte pour faire ressortir cette compatibilité physique), cette alchimie, disais-je, fait que, malgré les faiblesses du film (lire ci-dessous…), les voir à l’écran ensemble est un très grand plaisir du début à la fin, et c’est frustrant et tellement dommage qu’ils n’aient pas été réunis d’autres fois, comme par exemple Errol Flynn et Olivia de Havilland (huit films ensemble), ou Bogart et Bacall (quatre films), ou bien encore Fred Astaire et Ginger Rogers (dix films !).
(Soit dit en passant, étant donné l’inclination manifeste d’Al pour les yeux bleus et les traits très fins tout au long de sa vie amoureuse, on peut logiquement supposer qu’il a eu un coup de cœur secret pour la belle Michelle.)
Le problème est double. Primo, sur le papier, il est intéressant qu’une « femme blessée-par-la-vie » se refuse à vivre une nouvelle histoire d’amour alors qu’un « homme blessé-par-la-vie » est fou amoureux d’elle. Mais, dans la pratique, nous avons pendant deux heures, d’une part, Michelle Pfeiffer très tendue, amère, fermée, agressive (elle joue néanmoins magnifiquement bien, tellement précise et expressive, alors qu’elle doit pourtant cacher ses émotions en quasi-permanence, mais avec parfois de très brefs accès de surjeu, assez clichés, à la Kristen Stewart entre autres), et malheureusement cette mauvaise humeur et cette agressivité sont pénibles à supporter si longtemps. De plus (même « erreur » que dans Bobby Deerfield), ce n’est que dans les dernières minutes que l’on apprend pourquoi elle était si fermée et dure, ça me fait enrager : comme certainement d’autres spectateurs, j’aurais tellement plus apprécié et supporté la mauvaise humeur de son personnage si j’avais su au bout d’un tiers du film seulement la raison de son comportement et de sa dureté ! C’est vraiment du gâchis de procéder comme cela, d’autant plus que l’on sait très rapidement, au contraire, les raisons qui rendent malheureux le personnage masculin, et il devient donc rapidement bien plus attachant.
D’autre part, nous avons pendant deux heures Al qui la drague sans cesse, et qui insiste, et qui ne baisse pas les bras, et qui est à la limite du harcèlement. Ça finit par être antipathique et presque oppressant. D’ailleurs, dans l’ère post-MeToo où nous sommes, je ne suis pas sûre que ce personnage pourrait exister dans un film actuel. Cela crée, d’ailleurs, d’innombrables variantes dans les échanges entre les deux héros, où elle doit sans arrêt le rejeter et se justifier, et lui insiste encore et encore, c’est très verbeux et répétitif…
Pour ne rien arranger, Al (qui, avec ce film, et pour de nombreuses années, se met à ressembler beaucoup, voire énormément, à Gabriel Byrne et Bryan Ferry — le pic de ces ressemblances a probablement lieu en 2002, dans Insomnia et Simone —, ce qui me perturbe et brouille ma vision des films concernés) est un chouïa trop âgé pour le rôle : dans le film, le personnage féminin est censé avoir 36 ans alors que l’actrice en avait 32, bon, passons ; mais Al est censé en avoir 46 alors qu’il en avait 50 et faisait un peu plus : le voir batifoler comme un foufou sonne bizarre et assez faux... Je ne dis pas qu’il aurait fallu choisir un acteur plus jeune, car c’est toujours une bénédiction de voir un film de plus avec Al. C’est juste qu’il aurait fallu légèrement modifier le scénario et l’écriture du personnage pour que ce soit plus adapté à un homme qui fait plus de 50 ans.
De fait, selon moi, Al a une double caractéristique rare : il a fait cinq-six ans de moins que son âge jusqu’à ses 40 ans (ce qui n’est pas donné à tout le monde), puis, passé 40 ans, il a toujours fait cinq-six ans de plus que son âge (là encore, c’est peu fréquent…). (Faites le test, ça marche à tous les coups, pour chacun de ses films…) Donc ici, il fait 55 ans (pas 46).
Cependant, il y a quelques moments particulièrement précieux, j’en citerai deux.
D’abord, l’utilisation de l’impérissable Clair de lune de Debussy dans un moment-clé (je n’en dis pas plus) aurait pu être horriblement cliché, mais ça passe merveilleusement bien, et ça a une grâce infinie ; je pense que beaucoup de célibataires (qu’ils soient fans de Michelle ou d’Al, ou pas) ont dû complètement fondre en voyant cette séquence craquante au cinéma à l’époque (je la découvre avec un décalage de trente-deux ans, les deux acteurs ne sont plus à l’apogée de leur charme dans la vraie vie), et ce n’est pas juste du romantisme qui se dégage : c’est aussi plein d’humanité, d’empathie, de douceur et d’intelligence. J’ai regardé de nombreuses fois cette longue séquence (quasi finale) en huis clos pour la décortiquer et comprendre comment le réalisateur, le scénariste et les acteurs avaient pu en faire quelque chose de si romantique et attendrissant avec des matériaux si mélo. Mon diagnostic est que la beauté intemporelle, prodigieuse et hors du commun du Clair de lune de Debussy (cocorico !) associée à Al et Michelle amoureux dans une chambre = bingo !
Et je vois le miracle de la rencontre entre cette mélodie et cette scène de film comme une version miniature, plus modeste et plus douce, du miracle exacerbé de la rencontre entre l’adagietto de la 5e symphonie de Mahler et Mort à Venise, de Visconti.
Ensuite, deuxième mini-bijou dans le film, à 1 h 10 min : au son d’une musique particulièrement bien choisie et parfaite pour cette scène, le jeu dans les yeux d’Al (au-dessus de ses lunettes de soleil) durant simplement quelques secondes, lorsqu’il voit ses enfants et son ex-femme (dans leur jardin devant chez eux) et constate qu’elle a complètement refait sa vie, c’est du très, très grand art… J’ai regardé/scruté/étudié/admiré vingt fois le jeu de regard dans cette micro-scène en allant de pause en pause. Vive Al !
Mais je mets un gros, gros bémol pour les scènes de sexe… Il y en a trois. Par ordre non-chronologique, du meilleur au pire : il y a une totale éclipse sur la troisième scène de sexe (comme ça a été toujours le cas pendant les premières décennies après la création du cinéma et… c’est LA seule façon que j’aime et estime), c’est d’une délicatesse extraordinaire. La deuxième, toujours entre les deux héros, est très explicite (et très bruyante) et, selon moi, pose problème pour le public adolescent, voire enfant, qui n’a pas manqué de se retrouver un jour devant ce film… Mais, passons. Le très gros problème, c’est la première scène de sexe, entre Al et une collègue : non seulement l’acte est très, très explicite, ce qui, bis repetita, pose problème pour les plus jeunes spectateurs, mais il y a aussi un dialogue très, très explicite, qui se veut sûrement comique, mais est lourdingue, et je suis persuadée qu’Al, qui, pourtant, jure sans problème comme un charretier dans presque tous ses films, a dû être embarrassé d’avoir un dialogue aussi cru et premier degré. Quand on a Shakespeare comme dieu, on ne peut pas être satisfait de dire de telles répliques.
Bref, quel dommage : sans tout ce que j’ai énuméré, ça aurait été un film entièrement gracieux.
Point-info « Al parle français » : Al dit « Claude Debussy » puis « Clair de lune ».
Mise en abyme : lors de la scène finale, un moment-clé est lié à un animateur qui se présente comme étant Marlon, et Al lui téléphone un peu plus tard. Je ne sais pas si ce prénom était dans la pièce dont est tiré le scénario, mais je pense qu’Al a dû prendre un malin plaisir à dire le prénom de Brando tant ce dernier est lié à sa carrière et à son image publique.
Petit post-scriptum à propos de Clair de lune, des erreurs (ou tromperies) sur YouTube, et de l’invisibilisation des femmes… Il y a sur YouTube une vidéo qui semble être un joyau, Clair de lune joué par Claude Debussy lui-même : tempo plus rapide et bien meilleur (selon moi) que le tempo habituel (lent, trop lent !!), d’une modernité absolue, presque deux millions et demi de vues, et 5 000 commentaires ! En y jetant un œil, j’ai été amusée de découvrir une véritable bataille d’Hernani : quelques personnes affirment que ce tempo relativement rapide est dû au fait que Debussy enregistrait sur un rouleau ayant, en ces temps reculés, une durée assez brève, et d’autres (manifestement très calés et savants) affirment par A + B qu’un rouleau durait plus longtemps que la durée de ce court enregistrement, et que donc Debussy a bel et bien voulu jouer à cette vitesse-là. Autre bataille de chiffonniers, celle entre ceux qui pensent que Debussy a eu tort (sic) de jouer si vite, et d’autres qui estiment que le compositeur a tout de même le droit de jouer son œuvre au rythme qu’il souhaite ! Au fil de ma lecture de ces guéguerres, j’ai remarqué quelques (très) rares commentaires disant que ce n’était pas Debussy qui jouait, mais une femme, Suzanne Godenne. Si c’était vrai, ça changeait tout ! Une rapide recherche sur Google puis sur YouTube m’a permis de constater que c’était vrai : primo, Debussy a certes enregistré 14 morceaux en 1913, mais Clair de lune n’en fait pas partie (donc est-ce que la personne qui a mis cette vidéo en ligne il y a sept ans maintient malhonnêtement ce titre erroné de façon à continuer d’engranger des centaines de milliers de vues ??) ; secundo, cette sublime version date de 1916 et a effectivement été enregistrée par une pianiste nommée Suzanne Godenne, dont l’interprétation magique vaut par erreur à Debussy des milliers de commentaires dithyrambiques… Oui, invisibilisation des femmes… J’ai moi aussi laissé deux commentaires sur YouTube pour rectifier l’erreur, petite bouteille à la mer.
Voici cette merveilleuse version (sur une autre chaîne YouTube) : https://www.youtube.com/watch?v=DnVcIg2vrd0
À propos du rythme systématiquement lent pour l’interprétation de Clair de lune, je suppose, au vu des commentaires énamourés de certains sous cette vidéo YouTube, que le pli est pris, aussi bien de la part des interprètes que du public : cette œuvre est désormais figée dans le marbre, elle « doit » être lente, alors que l’interprétation de Suzanne Godenne révèle qu’il n’en était rien dans les premières années après sa création. Si l’on écoute sur YouTube les versions des géants qui l’ont enregistrée, on trouve 4,25 minutes (merveilleuse version du merveilleux Daniel Barenboim), 5,22 minutes pour la version la plus longue de Maria Joao Pires, 5,50 pour Evgeni Kissin, 5,53 pour Sviatoslav Richter, et Lang Lang explose les compteurs : 6,30 minutes. Nonobstant mon admiration pour lui, je trouve grotesque de ralentir une interprétation à ce point-là. Tant mieux si certains (manifestement) adorent cela, mais, je le redis, ma préférence va, sans l’ombre d’une hésitation, aux modestes 3 minutes et 38 secondes de l’oubliée Suzanne Godenne.